Crise sanitaire : faut-il s’attendre à un arrêt du marché des fusions et acquisitions IT ?

Les acteurs du marché des fusions et acquisitions spécialisés dans l’IT le reconnaissent unanimement : les dernières années ont été particulièrement porteuses sinon euphoriques.

Le confinement n’était même pas encore entré en vigueur qu’on apprenait les premières annulations de transactions. C’est ce qui s’est produit le 13 mars lorsque le fonds LFPI, qui s’apprêtait à entrer au capital de la société de distribution et de services d’impression parisienne Document Store, lui a fait faux bond au dernier moment. Et les cabinets spécialisés en fusions et acquisitions que nous avons interrogés nous ont cité plusieurs autres exemples d’opérations abandonnées in extremis ces derniers jours. Est-ce que toutes les opérations sont pour autant bloquées ? Non. Mais le marché va fortement ralentir, admettent les intéressés.

Les LBO sont les plus impactés
Le segment de marché le plus affecté va probablement être celui des fonds d’investissement dits de private equity (ou capital investissement). Ce sont ces fonds qu’une entreprise (ou un entrepreneur, un associé, un salarié, un groupe de salariés) va chercher quand elle (il) souhaite racheter une entreprise (ou racheter les parts d’un associé) mais qu’elle (il) n’a pas de suffisamment de fonds propres. Ces fonds de capital investissement permettent d’augmenter sa capacité d’acquisition en allant chercher de la dette auprès des banques via des mécanismes de LBO (Leverage Buy-Out ou achat à effet de levier). C’est à cette catégorie qu’appartient LFPI, le fonds qui devait prendre le contrôle de Document Store, et ce sont ces fonds qui ont mené le marché des fusions-acquisitions dans le secteur IT ces dernières années.

Mais depuis le déclenchement de la crise, les fonds de capital investissement ont la tête ailleurs. Détenteurs de participations dans de multiples sociétés, « ils se concentrent sur la gestion de leur portefeuille », analyse Pierre-Yves Dargaud, président du cabinet spécialisé en fusions et acquisitions IT AP Management. Sous-entendu : ils se tiennent prêts à éteindre les feux qui ne vont pas manquer de se déclencher. Car en cette période de chute brutale de l’activité, certaines de leurs protégées vont se trouver en difficultés et vont avoir besoin de financements supplémentaires et d’être guidées vers les aides gouvernementales.

Les banques commencent à activer leur clause MAC
Cela devrait se traduire par un fort ralentissement du nombre d’opérations, selon Pierre-Yves Dargaud. Notamment pour celles qui font des levées de dette auprès des banques. « Ces levées de dette vont devenir extrêmement compliquées car les banques savent qu’elles vont subir les créances en défaut des entreprises en difficultés et elles sont hyper sollicitées par l’Etat pour garantir la trésorerie des entreprises », décrypte Alexandre Folman, dirigeant-fondateur de la banque d’affaires indépendante spécialisée en fusions et acquisitions Crescendo Finance. Même constat de Michaël Azencot, associé de Cambon Partners, pour qui les banques se focalisent sur la survie des entreprises et travaillent déjà au réétalement des dettes, à l’élaboration de plans de restructurations…

Non seulement les banques se tiennent à l’écart des nouveaux dossiers mais elles commencent à activer leur clause MAC (Material Adverse Change ou changement défavorable significatif) sur les dossiers en cours, qui leur permet de se désengager d’une opération à la suite d’un événement susceptible d’impacter significativement la valeur de l’entreprise cible. C’est la mésaventure qu’a vécue il y a deux semaines un client de Cambon Partners. Ce client, un infogéreur cloud hybride, devait être racheté par une ESN cotée. Mais à une heure de la signature définitive, la transaction a été annulée. La banque venait d’informer l’acquéreur que les fonds promis risquaient de ne jamais être débloqués, la banque se réservant la possibilité d’invoquer sa clause MAC.

« La moitié des investisseurs en capital risque restent actifs »
Au mieux, les opérations impliquant des fonds de capital investissement sont donc amenées à être décalées, au pire à être suspendues. « Les capital investisseurs préfèrent mobiliser leur cash pour venir en aide aux entreprises de leur portefeuille en souffrance », estime Michaël Azencot. Mais si le capital investissement semble parti pour une longue période d’attentisme, les opérations de venture capital (capital risque), autrement dit les levées de fonds, et les opérations industrielles devraient continuer. Du moins pour une partie d’entre elles. « Il y a encore des levées de fonds, notamment dans le software », signale Michaël Azencot, qui note que la moitié des investisseurs en capital risque restent actifs.

Même optimisme mesuré du côté d’AP Management sur les opérations à logique industrielle. « Les opérations les plus avancées (à horizon de closing court) devraient aller pour la plupart à leur conclusion même si on peut craindre que sur les gros deals certains préféreront payer des pénalités et se retirer pour préserver leur cash », estime Pierre-Yves Dargaud.

Mais pour les opérations moins avancées, les risques de décalage voire de suspension sont beaucoup plus importants. C’est le cas pour les opérations en début de marketing (lorsque les acquéreurs potentiels n’ont pas encore été contactés). « Personne ne va prendre le risque de se présenter à la vente quand le marché est sur une dynamique de décroissance et que valorisations baissent », explique Michaël Azencot. Côté acquéreur, on n’est pas plus enthousiaste. Les acquéreurs potentiels n’ont pas de visibilité, constate Alexandre Folman. Ils ne vont pas investir à l’heure où les cibles commencent à voir revenir des salariés en intercontrat.

Les transactions ne reprendront que lorsque la visibilité sera revenue
Les processus de cession et donc les transactions ne pourront réellement reprendre que lorsque la visibilité sera revenue. Au mieux en septembre pour Alexandre Folman. Et encore faudra-t-il attendre que les choses se stabilisent. « On ne peut pas avancer avec des chiffres trop fraîchement révisés, abonde Michaël Azencot. Le temps de relancer des audits, remobiliser les avocats…il ne se passera rien avant longtemps. Pierre-Yves Dargaud, est du même avis : à l’aune des crises des crises qu’il a déjà traversées au cours de sa carrière, il estime qu’« il faudra au moins une année pour revenir à situation normale, c’est-à-dire non pas à la situation antérieure mais avec des fondamentaux (taux d’activité, rythme d’acquisition de nouveau business, etc.) s’inscrivant dans des tranches normales…

Mais si la période n’est plus propice aux opérations traditionnelles se déployant sur des mois, voire des années, elle va le devenir pour les achats à la casse et les ventes opportunistes. Certains acteurs, au business cyclique, plus tournés vers le design, le build et la régie, risquent de plus souffrir que d’autres, positionnés sur des business plus résilients avec des flux réguliers, comme les services de run, les services hébergés, ou l’édition de logiciels SaaS, suggère Pierre-Yves Dargaud. Certains vont être obligés de vendre. D’autres vont estimer qu’ils ont besoin d’un relai stratégique ou d’un soutien financier.

Les futures acquisitions se feront sur fonds propres et à des prix révisés à la baisse
« Il y aura donc des toujours des transactions. Mais elles seront moins nombreuses et les conditions de marché seront moins favorables », regrette Michaël Azencot. En l’occurrence, fini les LBO et les prix stratosphériques. Dans la période qui s’ouvre, les acquisitions se feront essentiellement sur fonds propres et à des prix sérieusement révisés à la baisse. « On s’est probablement pris -20% en quelques semaines », estime l’un de nos interlocuteurs. Ça reste encore élevé par rapport aux -30% qu’ont enregistré en moyenne les sociétés cotées.

Par Johann Armand

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